Hantée par la tentative de suicide de son mari, Mémona Hintermann veut briser ce tabou encore trop ancré dans notre société. En septembre 2020, la grand reporter reçoit un SMS alarmant de la part de son mari. Et puis rien. Le téléphone de Lutz Krusche ne répond plus. Après une nuit d’angoisse, il sera retrouvé sur une plage Seignosse, dans le coma.
Mémona Hintermann a commencé ses séances de dédicace ce samedi. Son mari se tient à ses côtés. Ensemble, ils parlent d’un tabou : le suicide. Les gens qu’ils rencontrent, parlent à voix basse et chuchotent. La peur les domine. Par son témoignage, l’ex-membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel veut qu’on puisse parler de ce sujet au grand jour et sans crainte.
Ce livre fait suite à une expérience personnelle. Pourquoi avoir décidé de parler de cette tentative de suicide dans un livre ?
"En septembre dernier, mon mari a tenté de se suicider. Lui aussi, est un journaliste et travaille pour Der Spiegel. On n’aurait jamais pu imaginer une chose pareille de lui. C’est quelqu’un de très positif et de très chaleureux. Il passe son temps à aider les gens.
Après avoir vécu cela, on ne peut se dire que ça arrive qu’aux autres et que personnellement, on ne vivra jamais une telle situation. C’est ça l’enjeu de ce sujet. Même chez nous à La Réunion, c’est un sujet tabou. Pourtant, il y a beaucoup de suicidés et on le sait. Je veux dire par mon témoignage aux gens de faire attention. On ne voit pas les signes arriver. C’est quelque chose qui arrive de façon sournoise. Si cette expérience a failli déboussoler ma famille, je me dois d’en parler".
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Quel sentiment vous a traversée après avoir vécu cette expérience ?
Il y a d’abord la culpabilité. On se demande pourquoi on n’a pas su aider, pourquoi on n ’a pas vu, pourquoi on n’a pas compris. On culpabilise. On se dit qu’on a été bête et qu’on aurait dû comprendre.
L’être humain est ainsi fait. Mon mari, au lieu de s’exprimer tout haut pour dire sa détresse, il ne l’a pas fait. Si, il l’a fait deux heures avant. Et puis, il a éteint son téléphone. Mon fils n’a pas compris. Je n’étais pas là et ma fille était aux Etats-Unis. C’est un enchevêtrement de circonstances. Les personnes que j’ai rencontrées pour ma première dédicace dans une libraire à Hossegor ce samedi, m’ont donné un récit qui correspondait point par point même s’il y a toujours quelques variantes. L’idée de ne pas voir est quelque chose de constant qui est revenu dans toutes les interviews.
Pourtant, on est dans une période où la parole se libère. Comme avec le mouvement #MeToo et #MeTooInceste. Pourquoi, on ne voit rien dans les médias ?
Beaucoup de médias se sont rendus compte que c’était un angle mort. Pourquoi ? Simplement parce qu’on n’a pas de témoignage. C’est trop intime. Les familles ont peur. Personnellement, je n’en ai pas parlé à ma famille à La Réunion. Ils l’ont découvert à la sortie du livre. J’ai prévu un temps pour échanger avec mon grand frère. J’ai prévu de lui en parler et il le faut. C’est plus facile de se confier à une amie qui ne va pas vous juger. En parler à sa famille, c’est une autre histoire.
Est-ce qu’il manque des personnels de santé vers qui se tourner ?
Oui, il manque 1000 psychiatres. À La Réunion, voir un psychiatre est tabou. On dit : “Oté moin lé pa fou. Moin va pas voir le docteur des fous”. On croit que c’est pour les marginaux, mais non. Quand le cerveau a une panne, on doit voir un médecin. Quand on est malade, on va bien voir un médecin.
Est-ce que vous pensez que le sujet s’invite au débat politique ? Est-ce une cause nationale ?
Bien entendu, c’est pour ça que j’écris. Nous les journalistes, on peut décrire les problèmes. Mais il appartient au pouvoir public d’y apporter des solutions. C’est un problème massif de santé publique. Pourquoi ? Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Par an, il y a 200 000 tentatives de suicide enregistrées par an, d’après les statistiques du ministère de la Santé. De plus, 40% des tentatives ne sont pas répertoriées. Pour les médias, c’est un trou noir. Si, on n’a pas de témoignage de première main, on n’a pas d’accroche. Ça manque d’incarnation humaine. Les gens n’en parlent pas. Tous les gens qui sont venus me voir, hier, sont venues parler à voix basse.
Vous parlez de formation de professionnels, mais ne faut-il pas sensibiliser les jeunes dès leur plus jeune âge ?
Il faut en parler dès l’école. Je crois beaucoup aux écoles. Quand je viendrai au lycée qui porte mon nom à La Réunion, je demanderai au proviseur un temps d’échange à ce sujet avec les élèves. […] Le suicide chez les jeunes ce n’est pas une fable. Chez les jeunes et les personnes âgées, il y en a énormément. Il faut désamorcer ces situations. Nous les humains, dans les familles, on ne le répète pas assez. Il faut dire “Mi aim a ou. Mi lé la. Koz ek moi, Racon a moin”. Avant, il y avait une barrière et c’était la religion. C’était très mal vu et on enterrait rapidement les gens pour passer à autre chose. Les gens qui sont concernés ne ferment pas les yeux. Une tentative de suicide a un impact. Ce sont les projections et les calculs des chercheurs qui ont travaillé pour un rapport à l’Assemblée nationale en 2019. Avant, le sujet ne m’intéressait pas trop. Quand un sujet vous frappe, vous cherchez à gratter et à comprendre. C’est ce que je fais.
Depuis la sortie de votre livre, avez-vous déjà eu des retours ?
Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de retours, de témoignages personnels, de collègues ou encore des personnes qui me connaissaient qui avaient gardé mon numéro. Ça a jeté un froid. Imaginer le nombre de personnes impactées par année. Parce qu’un suicide c’est une tentative qui a réussi. Chaque année, plus de 9000 personnes réussissent. Ça me hante de me dire qu’il y a 9000 cercueils par an qui vont sous terre. En plus le Covid-19, la situation s’est aggravée. C’est tragique, ça arrive au plus jeunes et moins jeunes.
Que retenez-vous de votre expérience ?
Chez nous, ça a ressoudé nos liens. Ça a montré combien on était précieux l’un pour l’autre. Mon fils a été adopté par mon mari. Aujourd’hui ce n’est plus seulement des liens d’adoption qui les unissent ce sont des liens d’amour profond.
C’est un malheureux évènement. Mais on dit toujours "À quelque chose malheur est bon". Cette idée-là, je veux la mettre en valeur. On ne fait pas attention à nos êtres chers. Il y a le quotidien qui nous rattrape. Il faut réparer la machine à café ou la tondeuse à gazon. Mais surtout, il faut prendre le temps pour nos proches et faire attention. On a réussi à parler enfin des viols chez les filles et les garçons. On a réussi à parler des violences pour tous ou encore des incestes par un livre. D’ailleurs, je n’ai pas fait ce calcul. Le livre sur l’inceste est sorti en janvier. J’avais commencé à travailler dessus avec mon éditeur fin 2020. Le livre est une première, il déblaye et défriche le terrain.