Tuée par un requin le 14 février 2015 au niveau du pont Mulla à l’Etang-Salé, Talon Bishop était âgée de 22 ans. A travers une lettre ouverte adressée au préfet et à La Réunion, sa mère lui rend hommage. Un vibrant message mais également un jugement sévère concernant la gestion du risque requin à La Réunion.
Voici en intégralité la lettre de Danielle Austin, la mère de Talon Bishop
Lettre ouverte au préfet et à tous les habitants de La Réunion
"Ma fille, Talon, 22 ans, est morte en février des suites d’une attaque de requin à l’Etang-Salé. La Réunion est régulièrement secouée par
ce type de drames avec à la clé un traitement médiatique qui peut être à échelle variable. Aujourd’hui ma peine est encore immense, et
ma colère intacte. Je veux la partager.
Qui était Talon Bishop ?
Née le 2 septembre 1992 à la clinique d’Auchel dans le Pas-de-Calais, Talon est arrivée dans ce monde en urgence, après seulement
sept mois et demi de grossesse. Je venais de lui offrir une nouvelle vie, à elle et son frère Reiss, sept ans, loin des quartiers mal famés
du sud de Londres où j’avais grandi. Ce jour-là, je coulais d’ailleurs une dalle dans l’ancien corps de ferme que je rénovais, pour le
transformer en lieu de vacances destiné aux enfants en difficulté des banlieues européennes. Je me suis toujours battue pour élever
mes enfants, près de la nature et en toute sécurité.
Talon et moi étions inséparables, mais sa belle enfance au sein de la magnifique propriété et entreprise familiale le Gite de Fléchin était
partiellement gâchée par un père irresponsable et surtout absent. Talon n’a eu de contact qu’à deux reprises avec lui, à huit ans, en lui
rendant visite à Londres, visite lors de laquelle il jeta ses chaussures préférées à la poubelle, et en recevant un appel de sa part le jour
de son seizième anniversaire, alors qu’il ne savait pas quel âge elle avait...
Quittant un système scolaire qui ne lui convenait pas avant le bac, elle a cherché et trouvé sa propre voie, à force de caractère et d’indépendance, en réussissant le concours de moniteur-éducateur à l’IRTS de Lille, après une sélection rigoureuse où seules 8 personnes sur 40 étaient retenues.
Restée volontairement en métropole, alors que sa famille était partie s’installer à La Réunion, elle a su surmonter l’éloignement et les difficultés, trouver les financements toute seule afin de réussir sa formation. Diplômée en juin 2014, elle est déçue de voir qu’elle n’a aucun droit à l’aide financière de l’Etat pour la soutenir pendant sa recherche de travail. Elle disait ne pas comprendre comment les jeunes de moins de 25 ans pouvaient s’en sortir, sans accompagnement dans cette transition vers la vie professionnelle. Elle décide alors d’orienter sa recherche vers La Réunion, afin de rejoindre sa famille qui lui manquait tant.
Ravie de s’être rapprochée de moi et de sa soeur, elle est confrontée à la difficulté du marché de l’emploi à La Réunion, mais tombe sous le charme de l’île, qu’elle adore pour sa mixité notamment. Pour la première fois de sa vie, on ne fait pas attention à sa couleur de peau !
Quelques jours avant l’accident, je lui avais demandé de considérer la possibilité d’un retour en métropole, car je m’inquiétais pour son avenir. Elle m’a dit "Maman, je suis prête à tout pour rester ici, même changer de métier et reprendre une formation en pâtisserie".
Le jour de l’accident, elle était avec son copain et un groupe de personnes, jeunes et moins jeunes. Une copine décide de les amener à l’Étang-Salé, n’ayant pas le permis, Talon suit le mouvement, sans que personne parmi les plus âgés notamment ne réfléchisse plus avant.
Pourquoi ? Une fois installés sous le pont Mulla, les deux amoureux ont décidé d’aller tremper leurs pieds dans l’eau sans que personne ne cherche à les en dissuader. Pourquoi ?
Son compagnon revient sur la plage pour chercher quelque chose. Talon était seule dans l’eau quand l’attaque s’est produite, elle avait de l’eau jusqu’à la taille. Qui aurait pu croire qu’une telle chose puisse arriver dans un mètre cinquante d’eau ?
Talon a certes fait une erreur ce jour-là, mais elle n’a surtout pas eu de chance et elle l’a tragiquement payé de sa vie. Sous la forme d’un requin de 3m50, la nature a violemment repris ses droits, et l’homme n’est rien face à cette force.
Toute le monde a sa part de responsabilité, il est trop facile de blâmer les victimes car elles n’auraient pas dû être là. Talon n’était pas surfeuse, ni zorey, ni célèbre. Elle était face à l’océan, un élément imprévisible sur une île qu’elle ne connaissait pas. Quand on est jeune, que l’on n’a pas forcément la notion du danger de mort, on n’est pas conscient, on pense vivre pour l’éternité. Une fois sur cette plage de plusieurs kilomètres de sable noir, il n’y a rien pour couper l’envie d’aller rejoindre cet océan envoûtant. Le tout petit panneau de mise en garde (50cm) indique l’importance que l’Etat donne à ce problème. Se décharger de cette façon est inhumain !
Pourquoi ce cri de colère ?
Parce que Talon Bishop n’était pas seulement la quatorzième victime d’une attaque de requin à La Réunion. Elle était un être humain
avec une personnalité, une histoire et elle ne méritait pas ce qui lui est arrivé. Une magnifique, courageuse, intelligente jeune femme de
22 ans qui était un peu perdue et tellement inquiète de ce que l’avenir lui réservait qu’elle a oublié quelques instants que la nature est
plus forte que tout.
Ma fille adorée a perdu la vie d’une façon horrible et inimaginable, mais malgré toute ma peine, je ne peux pas en vouloir aux requins.
En revanche je suis outrée par la suite des événements. Le soir de l’accident, j’avais rendez-vous avec des amis dans le centre-ville de Saint Pierre à 20H00. Dès leur arrivée, mon téléphone s’est mis à sonner. Choquée d’entendre la voix d’un gendarme, j’apprends que ma fille a été victime d’une attaque de requin et que je dois me rendre au CHU de Saint-Pierre. J’avais eu un dernier message de Talon à 17H41 et je ne savais même pas qu’elle allait à la plage. J’arrive avec mes amis, sous le choc, et donne le nom de ma fille à l’accueil. L’hôpital nous fait attendre à l’extérieur, alors que nous sommes convaincus qu’il s’agit d’un simple blessure à la jambe. Je fais venir mon compagnon et notre fille.
On nous demande ensuite de rencontrer un psychologue, complètement dépassé et incompétent face à la situation. Je lui suggère d’aller parler aux personnes qui étaient présentes lors de l’attaque car elles devaient également être traumatisées. Plus d’une heure plus tard, nous voyons arriver un chirurgien et son assistant qui, après nous avoir amenés dans une pièce minuscule, nous annonce brutalement le décès de Talon, en présence de notre fille cadette de dix ans... Le choc et le traumatisme sont amplifiés par le peu de tact et le manque l’humanité de l’équipe hospitalière. J’aurais voulu annoncer cette terrible nouvelle dans le calme à ma deuxième fille, mais à la place, elle gardera pour le reste de sa vie le souvenir de ses deux parents hurlant de douleur pendant ce qui semblait une éternité.
Immédiatement et sans explications supplémentaires d’un point de vue médical, on nous amène à la morgue, à l’opposé du centre hospitalier. Sans aucun autre suivi psychologique ni médical pour surmonter la charge émotionnelle. Dévastés, nous sommes renvoyés chez nous après avoir passé plusieurs heures auprès du corps sans vie de la belle Talon. Une fois rentrés chez nous, l’hôpital n’a par contre pas manqué de nous appeler pour nous demander la donation des rétines de notre fille. Je me suis effondrée.
Le lendemain, mon compagnon s’est occupé de toutes les démarches administratives, aller à la gendarmerie et contacter le centre funèraire. Puis mon fils arrive de métropole. Il faut faire vite donc nous allons voir les pompes funèbres les plus proches, à la Ravine des Cabris, où une dame sans aucune compassion nous demande si nous pouvons payer en espèces. L’endroit est glauque, poussiéreux, les murs sont garnis de fausses fleurs sales. Pas de choix, pas de condoléances, mais par contre une surfacturation de plus de 300 euros. On profite pour gagner, voler même, sur la mort.
Où est l’humanité dans tout ça ? Je suis en colère contre l’Homme et ce système qui nous déshumanise !
Quels enseignements tirer de ce drame ?
Avant tout, je veux que personne ne parle en mon nom ni en celui de Talon. Nous aimons cette île, bien qu’installés depuis quelques
années seulement. C’est un endroit unique au monde, d’une beauté exceptionnelle, mais la nature est aussi pleine de dangers. Faire
face et prévoir ces dangers et s’adapter à la nature qui nous entoure plutôt que de vouloir la contrôler est impératif. Les océans sont dans cet état-là à cause de l’Homme et du manque de respect qu’il a pour son environnement naturel. Tuer tous les requins n’est pas la solution ni notre façon de concevoir la vie.
Il faut d’abord s’interroger sur les pratiques de pêche. La pêche intensive effectuée au large par de nombreuses entreprises, françaises et autres, hors de notre vue pour que l’on ne se pose pas de questions, déséquilibre la chaîne alimentaire. Donc la nourriture des requins, baleines, dauphins, qui deviennent à leur tour des victimes collatérales de cette pêche dévastatrice pour l’écosystème océanique. Les pêcheurs locaux qui posent des drumlines près des zones de baignade, augmentent la possibilité que les requins se rapprochent de ces sources de nourriture devenues régulières.
Par ailleurs de nombreuses personnes, organisations et entreprises déversent leurs ordures quotidiennement dans la nature, les eaux
usées rejetées dans la mer, notamment en période de cyclone, et plus globalement tous ceux qui considèrent l’océan comme un garde-manger
et une poubelle.
De manière générale, les politiques et pratiques mises en place avec la récurrence des attaques de requins le sont sans concertation
avec des experts rompus à ces problématiques dans d’autres endroits du globe.
Je suis favorable à la préservation de la Réserve marine. Mais le manque de capacité à proposer des solutions concrètes, depuis la sensibilisation au risque dès l’école (on le fait bien pour la route) jusqu’à la mise en place de vrais moyens humains, est révélatrice d’un échec à protéger durablement nos plages. Il faut protéger la population et les touristes, les protéger parfois d’eux-mêmes. La banalisation du problème fait croire aux gens, surtout aux jeunes, que rien ne peut leur arriver.
J’aurais préféré que ma fille prenne une amende de 500 euros car elle est allée dans l’eau dans une zone de baignade interdite. Il est vrai que nous ne pouvons pas protéger toutes les côtes de La Réunion, mais on peut créer des zones sécurisées pour les baigneurs et mettre en place une vraie surveillance des plages, ce qui pourrait en outre créer de l’emploi. Quant au surf à La Réunion, il semblerait que l’activité soit devenue trop dangereuse pour être pratiquée en ce moment. On ne dompte pas un océan entier comme ça ! Après réflexion, je suis contre la pêche intensive de toutes les espèces, requins inclus. Je suis contre le fait que ce problème devienne politique et racial, que les organisations se battent entre elles plutôt que de trouver des solutions ensemble.
Je suis opposée à ce que des dizaines de millions d’euros soient consacrés inefficacement à cette crise, alors que La Réunion a d’autres problèmes aussi importants à gérer : violences intra-familiales, drogue, chômage, alcoolisme, suicide ou désespoir, fléaux auxquels beaucoup de Réunionnais doivent faire face quotidiennement. Les jeunes en détresse, sans avenir ni perspectives, me touchent beaucoup plus que le fait que l’on ne puisse plus surfer à La Réunion.
L’importance de l’amour, le respect d’autrui et de l’environnement sont des choses que j’ai inculquées à mes enfants dès leur plus jeune âge. Je déplore que notre système n’en fasse pas autant. Nous sommes une famille métisse, je suis créole anglaise, mon compagnon est franco-vietnamien, j’ai des enfants noir et blanc et j’ai trouvé mon paradis. Je n’ai pas envie de le voir détruit par la politique, le profit et l’inaction.
ll faut travailler tous ensemble pour préserver ce cadeau que la nature nous a donné, l’île de La Réunion.
Repose en paix ma fille, avec notre amour éternel".